INTERVIEW. Ludovic Debeurme : « Si je n’avais pas ce plaisir, celui d’avoir le sentiment de pouvoir créer la vie, à quoi me servirait le dessin ? »

Auteur du bouleversant « Lucille » (2006) et de la trilogie fantastique « Epiphania »  (2017-2019), Ludovic Debeurme se raconte dans « La cendre et l’écume », un récit intime, philosophique et poétique, d’une liberté graphique totale. 

La cendre et l’écume de Ludovic Debeurme © Editions Cornélius

Nous sommes allés à la rencontre de cet artiste majeur du 9ème art pour en parler.

Qu’est-ce qui t’a décidé à te lancer dans l’autobiographie ? Deux mots sur la genèse de cet album ?

Ludovic Debeurme : « J’avais écrit « Ludologie – La science de moi-même » en toute simplicité, il y a 20 ans, une autobiographie légère et nostalgique à la fois, parue aussi chez Cornélius. Une fois le livre terminé et avançant sur d’autres récits, je m’étais dit que la fiction m’offrait finalement plus de liberté. Je pouvais y mettre ce que je voulais de ma propre histoire. 20 ans plus tard, je manque de tamponner une voiture en scooter. Je suis immobilisé pour 6 mois, moi qui me suis redécouvert en haut des arbres, apprenti horticulteur, taillant la pierre au fond des trous, tel un nain de la Moria, arpentant un nouveau territoire de courbes et de bocages, qui meut mon corps et mon esprit dans une résilience inattendue. Alors, par nécessité, j’ai lâché un temps la BD de fiction sur laquelle je travaillais pour me représenter en haut d’un arbre, à défaut de pouvoir y grimper. Le fil de l’histoire venait de s’échapper et ma main le tirait sans s’en apercevoir… Je me suis fait attraper ! »

Quelques mots sur le titre très poétique mais qu’on comprend vite après avoir refermé le livre ?

Ludovic Debeurme : « La cendre, c’est ce qui fuit entre les doigts. Résultat du cycle du bois réduit après avoir pris feu, la cendre des corps… mais aussi un fertilisant naturel. Un paradoxe de mort et de vie. L’écume, c’est la mer qui s’envole dans le vent. Un autre paradoxe. L’impermanence, avec laquelle nous allons apprendre à composer plus que jamais dans un monde fait d’imprédictibilités grandissantes, est une épreuve pour nos âmes occidentales, coulées dans les habitudes, le contrôle de la consistance et de la fragilité du vivant et des choses que nous utilisons pour notre profit. Nous ne sommes pas doués avec ce qui sort des cycles. Cendre et écume sont d’une façon les matières métaphysiques qui représentent le défi de l’époque. Et aussi plus simplement, la cendre tapissait les cuves à charbon que nettoyait mon grand-père, et la mousse s’agitait sur les plages de mon enfance. »

La cendre et l’écume de Ludovic Debeurme © Editions Cornélius

Savais-tu où tu voulais aller en te lançant dans ce projet ? Ou s’est-il défini au fil de l’écriture ?

Ludovic Debeurme : « Je savais juste que je ne supportais pas l’immobilisme physique dans lequel j’étais momentanément condamné. Le reste est venu par associations d’idées. Comme dans un rêve ou une cure psychanalytique. J’ai souvent fonctionné dans l’improvisation, en faisant une confiance presque aveugle dans la logique qui ordonnait mon horloge interne. Il faut manquer d’humilité pour oser s’écrire au fil des pages ! En réalité, j’ai davantage eu à trier parmi ce qui venait en surnombre, de souvenirs hétéroclites, afin de tenter d’en faire quelque chose dont le sens se révélerait à moi-même, en espérant que tout cela pourrait dépasser mon histoire personnelle et résonner quelque part ailleurs, chez le lecteur lui-même. »

Pour l’occasion, tu ressors des cases et opte pour un noir et blanc, juste un trait, comment s’est fait ce choix ? Ce retour à ton style initial ? Avais-tu besoin de cette liberté pour te raconter ? Besoin d’un certain dépouillement ?

Ludovic Debeurme : « A part dans « Epiphania », pour laquelle j’avais besoin volontairement de jouer avec les codes d’une BD « traditionnelle », je n’ai utilisé finalement les cases et les bulles que dans ma première BD, « Céfalus ». Dès « Ludologie », je les abandonne en cours du récit. Je me suis toujours senti étriqué dans ces cloisonnements spatiaux. J’aime le rapport qui s’installe dans le blanc de l’ellipse (cet endroit, propre à la BD, où le lecteur invente intuitivement le lien cognitif entre deux cases). En découvrant Will Eisner, il y a 35 ans, dans « Un Pacte avec Dieu », avec ses blancs ouverts sur ses traits noirs qui se jouent des limites, j’ai été frappé par la liberté qui m’était confiée en tant que lecteur. Comme une faveur spéciale, un monde à découvrir et à choyer pour en retirer toute la substance. »

La cendre et l’écume de Ludovic Debeurme © Editions Cornélius

Est-ce plus difficile de se raconter que de raconter une histoire ?

Ludovic Debeurme : « Dans un sens, c’est un truc de flemmard que de convoquer sa mémoire pour écrire une histoire ! Bien sûr, toute l’idée du genre réside dans ce que l’on ne dit pas mais que l’on suggère. C’est contradictoire avec l’improvisation dans l’écriture, mais de fait, si on laisse les choses s’écrire, elles s’ordonnent presque d’elles-mêmes le moment venu. Tout du moins, c’est ce qui est souhaitable et souhaité ! »

Tu parles de ton retour à la nature. La nature t’inspire-t-elle davantage que la ville ? Y a-t-il un rapport entre ton retour à la nature et la fable écologique « Epiphania » ?

Ludovic Debeurme : « Ce livre comporte le paradoxe très occidental auquel nous sommes brutalement confrontés aujourd’hui. L’opposition nature – culture, qui définit un humain qui se pense, dans un environnement dont il est au mieux, au service de celui-ci, au pire dans la prédation de ses ressources, n’est pas une pensée universelle inconsumable. Le mot « nature » n’existe pas dans bien des langues. Tant d’autres cultures n’ont pas dissocié à ce point l’homme de son écosystème. « La cendre et l’écume » est, aussi à bien des endroits, le fruit de mes cures psychanalytiques qui m’ont permises de mettre en mots des réflexions emmitouflées dans leur épais manteau de silence. Des drames sur des générations. Des pertes mais aussi des joies. Soigner les symptômes, ou soigner à la « racine » de ce qui nous rend malade et de ce que nous mangeons, buvons, respirons,  regardons, écoutons, devient un des choix cruciaux que nous avons à repenser. Cela demeure, du fait de notre appartenance à notre imaginaire occidental et colonisé, une dichotomie peu évidente à résoudre. Une tentative de décoller cet imaginaire de ses oripeaux délétères, fait parler en nous intuitivement une langue autre. Langue arbre. Langue animale. La psychanalyse est une œuvre occidentale, créée en occident pour des occidentaux, qui plus est, citadins. Des rituels amérindiens, africains, asiatiques articulent l’imaginaire, la psyché, pour reprendre un terme psychanalytique, dans une approche différente, ou le langage dépasse celui de l’homme à l’homme, et devient langage pluriel, animal et végétal. Mais l’idée n’est pas nécessairement incompatible avec nos schèmes, si l’on considère que l’analyse est le lieu où l’imaginaire advient, au-delà des dogmes. Ecrire sur sa famille ; faire famille en somme, mais dans le prisme d’une aventure avec le vivant pris plus largement dans sa globalité, c’est essayer de réconcilier la pensée atomiste occidentale, et une vision du soi qui ne s’arrêterait pas au langage-pensée, inter-humains. Mais offrirait les imaginaires, qui deviennent nécessités absolues dans l’urgence de notre monde, d’un décentrement de l’Humain, vers un ensemble plus large. »

La cendre et l’écume de Ludovic Debeurme © Editions Cornélius

Tu parles de tes études en art, quel souvenir en gardes-tu ? Est-ce que cela t’a vraiment aidé ou nourri ? 

Ludovic Debeurme : « Je me souviens d’artistes frustrés cantonnés à enseigner un art dépassé, de profs malgré tout investis mais en contradiction avec la pensée néo contemporaine d’alors, d’élèves perdus, de ceux qui se barraient dès les premiers cours parce qu’ils ne trouvaient pas leur place dans ce sérail… Et puis, il y avait Michel Journiac. Je ne sais pas ce qui m’a le plus inspiré chez lui. Certainement davantage le désir de créer, que celui de prof. Ce désir, c’est ce qu’un enseignant peut transmettre de plus puissant et durable à un élève. Peu de profs en étaient pourvu. Je dois tristement l’avouer. La fac m’a surtout aidé à me mettre professionnellement à la musique ! Et aussi à me positionner quant au rôle mouvant de l’artiste. »

Comment as-tu travaillé sur les personnages, à partir de photos, de souvenirs, d’imagination ?

Ludovic Debeurme : « Je n’aime pas travailler d’après photos. Je ne suis pas bon avec ça. J’ai besoin que les personnages vivent en moi pour les rendre un peu vivants sur le papier. Et franchement, si je n’avais pas ce plaisir, celui d’avoir le sentiment de pouvoir créer la vie, à quoi me servirait le dessin ? »

La cendre et l’écume – Scénario et dessin : Ludovic Debeurme – Pages : 296 – Prix : 27,50 € – Editeur : Cornelius