INTERVIEW. Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours, fondateurs de la compagnie Sine Qua Non Art : « On travaille énormément sur les corps empêchés et les contraintes »

Formée en 2012 à La Rochelle par Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours, la compagnie Sine Qua Non Art propose une réflexion sur l’attachement et l’empêchement en mettant en lumière le corps dans son intégralité. 

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Le premier a toujours eu un pied dans la danse, le second vient des arts visuels, ensemble ils bousculent les codes de la danse, dynamiques les espaces clos et construisent des pièces oniriques étranges qui vont des arts plastiques à la performance conceptuelle. Dans leur dernière triptyque constitué de « Desire’s series #1 » (2020), « Nos désirs font désordre » (2021) et « O Futuro é ancestral » (2023 – Lauréat de Cruzamentos – 2022), ils incorporent dans leurs créations le shibari grâce à une collaboration avec l’artiste brésilien Fabio da Motta. Nous avons eu l’occasion de les rencontrer au Théâtre National de Chaillot où ils étaient en résidence pour peaufiner le dernier volet, une œuvre qu’ils ont en grande partie imaginée à São Paulo, au cœur de cette ville de béton !

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

« O Futuro é ancestral » est la dernière pièce d’un triptyque dans lequel intervient la pratique du shibari. Quelle était l’idée de départ ?

Jonathan Pranlas-Descours : « On voulait travailler sur la question du désir. En préfiguration, on a imaginé une performance « Desire’s series #1 » avec l’aide de Fabio da Motta qui vit à São Paulo, puis on a commencé à réfléchir à une pièce « Nos désirs font désordre », mais le Covid nous a poussé à la mettre de côté car il devenait difficile de faire venir Fabio en France. Nous nous sommes alors lancés dans ce dernier projet « O Futuro é ancestral ». Au final, on a un triptyque sur l’attachement et l’empêchement. On travaille énormément sur les corps empêchés ou les contraintes. »

Pouvez-vous nous présenter Fabio da Motta ? Qu’est-ce qui vous a plu dans son travail ?

Christophe Béranger : « Fabio da Motta est un photographe brésilien. Il s’est formé à la technique du shibari, il y a déjà plusieurs années. Autour de son travail de photographe, il a développé une façon bien à lui d’attacher les gens et de les fleurir. On peut y voir un rapprochement avec le travail de Nan Goldin. Il part à la rencontre de personnes de tous horizons, issues de classes sociales vraiment opposées. Il les attachent, leur ôte temporairement la vue et bouche leur bouche. Il fleurit des parties de leur corps ou le corps entier, puis il tire leur portrait. Ce que j’apprécie énormément chez lui, c’est qu’il sait vraiment mettre les gens en confiance. C’était primordial. Dans « Nos désirs font désordre », il doit attacher 11 danseurs. Un danseur empêché de bouger, c’est contre nature. Il faut vraiment installer un rapport de confiance. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Pourquoi avoir fait entrer le shibari dans votre œuvre ?

Christophe Béranger : «  Quand on réfléchissait à « Nos désirs font désordre », la question du costume s’est posée. C’est une question qui m’angoisse, parce que le costume marque une époque. Pour ce thème tellement vaste que « nos désirs » qui sont censés « faire désordre », je voulais vraiment des costumes en rapport avec le sujet. A l’époque, je suivais Fabio sur Instagram, j’adorais son travail que j’ai donc montré à Jonathan. Je lui ai alors proposé une scénographie qui s’applique au corps qui devient costume, presque dramaturgie. Il a été emballé, tout comme Fabio. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Dans « O Futuro é ancestral », l’empêchement est aussi symbolisé par le béton qui semble vous ralentir, presque vous ensevelir. C’est un peu comme ça que vous voyez finir l’occident ? D’où vient exactement cette idée de ces briques qui vous servent, entre autres, de chaussures, une idée géniale qui pourrait bien rendre jaloux les designers de mode !

Christophe Béranger : « Pour moi, l’humanité est dans un cycle infernal. On bâtit des mondes, des sociétés, mais à un moment donné, ça se casse la figure. Plein de civilisations ont disparu. J’ai l’impression que l’occident, ce monde guidé par la surconsommation, se situe actuellement à un tournant. On est en train de tuer le vivant sur la planète. On construit notre propre tombe en béton. »

Jonathan Pranlas-Descours : « Dans « O Futuro é ancestral », on essaie d’incarner ou d’inviter les contradictions du monde. Ces contradictions font ce que nous sommes. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Dans ce triptyque, chaque pièce évolue quasiment vers une installation d’art contemporain. Ici, elle est faite de corps, de paillettes, de béton et de cordes.

Christophe Béranger : « Le final de « Nos désirs font désordre » est un cri de liberté tant confisqué et tant désiré. Ici, on termine par une installation plastique plus pessimiste. Tout ce qu’on essaie de faire pour que ça aille mieux ne fonctionne pas. Ce que nous fabriquons, comme le béton, nous en empêche. A São Paulo, où nous étions en résidence, Fabio nous a fait découvrir un milieu underground en résistance face à Jair Bolsonaro, mais plus largement en résistance face à une globalisation, à une déperdition de sens, à une vie faite de béton. A São Paulo, il y a peu de parcs. Les riches ne croisent pas les pauvres. Il y a une puanteur dans le centre ville qui est incroyable. »

Jonathan Pranlas-Descours : « Moi, je voulais aller plus loin, créer une immersion dans la matière, comprendre ce qu’est le béton, entendre son son, sentir son côté tranchant. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

« O Futuro é ancestral » parle aussi de notre rapport au corps, à la nudité, non pas comme un bel objet mais comme quelque chose de naturel, d’essentiel. Dans cette pièce vous les recouvrez en partie de paillettes, davantage pour les décorer que pour les habiller.

Jonathan Pranlas-Descours : « On a trouvé ce titre sans vraiment connaître toutes les références. « O Futuro é ancestral » est un concept lié aux tribus d’Amazonie qui vivent de manière ancestrale et donc souvent nus. »

Christophe Béranger : « On s’est aussi inspiré d’un livre qui recense toutes les différentes enluminures qu’on peut trouver dans les tribus d’Afrique, d’Amazonie, d’Asie… Au Brésil, on a vu une exposition de Sebastião Salgado, un photographe très engagé pour la défense de l’Amazonie et de ses tribus. Le rapport qu’ils ont au corps, que nous avons perdu, nous a frappé. Le sexe fait partie intégrante du corps. Dans certaines tribus, il est même décoré au même titre que d’autres parties. Pour nous, c’était important de rentrer dans ce rituel de décoration du corps. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Sur scène, vous êtes quatre, accompagnés des brésiliens Felipe Vian et Fabio da Motta, mais finalement « O Futuro é ancestral » n’est pas fait pour être joué sur scène mais autour du public. Pourquoi ?

Christophe Béranger : « A la fin de « Nos désirs font désordre », les danseurs sortent de la scène pour aller vers le public, lui offrir des fleurs. Moi qui n’étais pas sur le plateau, j’ai vu à quel point les gens étaient touchés par ce contact. On a voulu développer cet aspect dans une autre pièce « Out of the blue ». Il s’agit davantage d’un parcours chorégraphique, allant de solo en solo performatif et immersif ! On essaie de créer de nouveaux rapports, autres que celui du spectateur assis face à la scène. Il faut vraiment y réfléchir. A l’heure d’internet, des plateformes de streaming, il faut motiver les gens à venir dans les salles en leur proposant une expérience qu’ils ne peuvent pas vivre chez eux. »

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

« O Futuro é ancestral » montre que les deux artistes ne sont pas enfermés dans leur univers mais bien ouverts et tournés vers le monde. Cette œuvre au casting international a été imaginée et chorégraphiée par Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours en collaboration avec Fabio Motta (Br). Felipe Vian (Br) accompagne les deux artistes sur scène sur  les rythmes chaotiques de Julia Suero (Ar), en suivant une dramaturgie de Georgina Kakoudaki (Gr). A découvrir prochainement le 14 mars 2023 au CCM/ OPERA de Limoges et le 17 mars 2023 au KLAP- Maison pour la Danse / Marseille.

O Futuro é ancestral lors d’une résidence à Chaillot © Benoit Gaboriaud

Plus d’informations sur leur site officiel : http://www.sinequanonart.com