Dans « L’Intranquille », son premier roman graphique politique et haut en couleur, Joseph Kai nous propulse sur la scène, queer et artistique, libanaise, et nous laisse en compagnie de son alter ego, Samar.

Jeune auteur de BD, ce héros a du mal à se projeter dans le Beyrouth des années 2010. Dans un contexte incertain, cette communauté envahie par la peur ne se projette plus. Les non-dits, la marginalisation et la sexualité sont les grands thèmes de ce premier ouvrage aussi poétique qu’engagé. Pour en parler, nous sommes partis à la rencontre de Joseph Kai, auteur audacieux et prometteur !
Samar, le héros de « L’Intranquille », a beaucoup de points communs avec toi. As-tu hésité entre la fiction et l’autobiographie ?
Joseph Kai : « Au début, je me suis lancé dans une fiction. Le personnage que j’avais imaginé n’avait rien à voir avec moi, ni visuellement, ni son caractère. Au fur et à mesure de l’écriture, qui a débuté en 2018, l’histoire a beaucoup évolué en fonction de ce qui se passait au Liban. Le personnage s’est mis à me ressembler de plus en plus. Finalement, très peu d’éléments appartiennent à la fiction. Ce personnage me ressemble aussi parce que c’est le premier que j’ai créé et que j’avais beaucoup de choses à dire sur moi. Alors oui, je me suis posé la question de l’autobiographie. Finalement, par le biais de Samar, j’ai voulu prendre du recul sur cette période de ma vie à Beyrouth. Cette distance me permet d’avoir plus de marge de travail et d’imagination, et surtout de mieux m’exprimer. »

Dans « L’Intranquille », les jeunes sont partagés entre une certaine nonchalance et l’angoisse. Cette peur est vraiment palpable dans ta BD. Est-elle vraiment le quotidien de la jeunesse libanaise aujourd’hui ?
Joseph Kai : « Cette tension est vraiment présente dans la réalité et ce n’est pas récent. Avant, elle était sous-jacente. Maintenant, les gens en parlent volontiers, notamment sur les réseaux sociaux ou à travers un travail artistique. Quand on évolue dans un environnement incertain, forcement un sentiment d’inquiétude en émane. On s’en rend compte quand on se projette dans le futur. Cela m’intéresse beaucoup. Je n’arrivais pas moi-même à me projeter dans cette ville. Les événements l’ont confirmé. Tout le monde ne réagit pas de la même façon. En restant, certaines personnes se sentent investies d’une mission. C’est très admirable. »

Ta BD est assez politique. En y intégrant l’explosion qui a ravagé Beyrouth en 2020, tu justifies cette angoisse qui tétanise la population.
Joseph Kai : « Quand j’ai commencé à écrire, l’explosion n’avait pas encore eu lieu. J’avais imaginé une catastrophe mais rien de bien défini. Un matin, je me suis réveillé en voyant cette explosion qui a vraiment détruit la ville. Tout cela était réel, je n’avais plus besoin de l’inventer. J’ai eu besoin d’en parler dans ce récit et surtout de montrer que quand on est angoissé, ce n’est pas pour rien. C’est que quelque chose ne va pas. »

« L’Intranquille » nous plonge dans le milieu queer et artistique de Beyrouth. Le lecteur peut avoir l’impression que la ville est assez ouverte, c’est aussi une réalité ?
Joseph Kai : « Le Liban est un pays ou le paysage social change énormément d’une région à l’autre, même d’un quartier à l’autre. Les jeunes ne se ressemblent pas tous, mais ses jeunes de la scène underground hyper ouverts existent. Ils veulent s’affirmer tels qu’ils sont, mais il y a aussi des jeunes très conservateurs ou très engagés religieusement. Pour ma part, j’ai vraiment évolué dans le milieu que je décris. Ayant fait les beaux-arts à Beyrouth, j’ai grandi au milieu d’artistes et de gens non normatifs. J’ai voulu parler de cette communauté. »
Aura-t-on l’occasion de retrouver Samar ?
Joseph Kai : « J’aimerais faire évoluer ce personnage, en tout cas, l’idée de ce personnage, peut-être pas avec le même nom et la même morphologie. Mais l’idée de ce personnage, très observateur, qui parle de lui en parlant des autres et qui est en même temps assez silencieux, je voudrais le faire évoluer pour parler de l’identité sexuelle. J’ai envie, à travers lui, d’approfondir des thèmes que j’aborde ici rapidement comme l’anxiété, les caractères hyper sensibles, la marginalisation, le rapport à la communauté LGBT, le rapport à la création et à la page blanche, et le syndrome de l’imposteur. »

Est-ce que c’est facile de faire de la BD au Liban ?
Joseph Kai : « A Beyrouth, il y a un milieu alternatif lié à la BD. La BD vient vraiment de l’occident, mais nous avons une tradition du récit. Il y a des collectifs d’auteurs qui se regroupent pour publier ensemble sans attendre des éditeurs. Ils collectent des fonds. C’est mon cas, je fais partie, avec des amis, d’un collectif qui s’appelle Samandal (Salamandre en arabe). Depuis 2008, nous publions des BD courtes dans des recueils. Après la fac, ce collectif m’est apparu comme un rayon de soleil. J’ai vraiment baigné dans la scène locale dont la tendance est très autobiographique. Beaucoup de gens ont vécu la guerre ou l’exil et le racontent en BD. Les récits sont généralement libres et poétiques. Nous utilisons beaucoup la métaphore car certains sujets comme la politique et la religions sont tabous. »
L’Intranquille de Joseph Kai – Pages : 168 – Prix : 20,00 € – Éditeur : Casterman