INTERVIEW. Jean-Louis Tripp, auteur du bouleversant Le petit frère : “Comment dessiner des gens qui pleurent toutes les larmes de leur corps sans sombrer dans le pathos ? C’était la grande question !”


« On ne meurt pas en pleines vacances d’été quand on a onze ans et demi ». La mort de Gilles, fauché par un chauffard, a fait l’effet d’une bombe dans la vie de Jean-Louis Tripp. C’est ce choc brutal et ses conséquences que l’auteur raconte avec intelligence et sans pathos dans son nouveau roman autobiographique, graphique et poignant « Le petit frère ».
Un chef-d’œuvre !

Le petit frère de Jean-Louis Tripp © Casterman

Jean-Louis Tripp, l’auteur du sulfureux et drôle « Extases » dans lequel il raconte sa vie sexuelle, aura laissé passer 45 ans avant de revenir sur les lieux du drame. Le 5 août 1976, en Bretagne, par une belle journée pleine d’insouciance, un chauffard percute Gilles. A ce moment-là, Jean-Louis Tripp lui tient la main. Pour lui, ça ne fait aucun doute, Gilles aura peut-être des séquelles, mais il va s’en sortir. Il ne peut pas en être autrement ! La réalité va le rattraper… En reconstituant ses souvenirs, l’artiste nous livre son odyssée vers l’apaisement. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer.

Jean-Louis Tripp lors de notre rencontre © Benoit Gaboriaud

« Le petit frère » revient évidemment sur le choc de l’accident qui est exacerbé par ce que tu racontes juste avant, les jours heureux.

Jean-Louis Tripp : « Le sujet du bouquin, c’est vraiment ça. Cette bombe qui explose. » 

On retrouve dans « Le petit frère » ton style graphique, celui d’« Extases » mais le ton est différent.

Jean-Louis Tripp : « Dans les deux cas, je raconte des parties de ma vie. Après « Extases », je pensais avoir trouvé mon langage autobiographique, mais je me suis assez vite rendu compte que je ne pouvais pas écrire de la même façon pour « Le petit frère ». Dans « Extases », qui parle de ma sexualité, je suis dans l’humour et l’autodérision. C’est globalement assez joyeux. Evidemment, je ne pouvais pas avoir le même recul pour « Le petit frère ». Ma grande hantise était de sombrer dans le pathos. Comment dessiner des gens qui pleurent toutes les larmes de leur corps ? C’était la grande question ! Au final, j’ai juste raconté la vérité et je l’assume totalement, comme pour « Extases ». Je suis auteur et je ne devais pas perdre de vue cet élément. Garder ça en tête m’a permis de réaliser ce bouquin plus facilement, tout en étant sincère. »

Quand as-tu eu le déclic ?

Jean-Louis Tripp : « J’ai commencé à dessiner le 1er janvier 2020. Le premier déclic a eu lieu l’été précédant. J’ai une copine qui a perdu son frère brutalement, il n’avait que 29 ans. Peu de temps après, il y a eu un accident en Bretagne qui ressemblait vraiment à celui que nous avons vécu. Un gamin a été écrasé par un gars qui a pris la fuite. C’était assez troublant. Le mélange de ces deux événements dans ma tête a déclenché l’envie de raconter « Le petit frère ». Et puis, en automne 2019, j’ai adapté avec Cyril Doisneau les chroniques criminelles de Christophe Hondelatte dans « Tu ne tueras point ». »

Le petit frère de Jean-Louis Tripp © Casterman

« Le petit frère » est aussi effectivement une affaire criminelle, comment t’es-tu replongé dans ce drame familial ? D’ailleurs, tu y racontes aussi en parallèle ta démarche.

Jean-Louis Tripp : « Quand je me suis lancé, j’étais au Canada. J’ai dû prévenir ma mère. Je l’ai laissé digérer l’info, mais j’ai bien dû lui dire qu’il me fallait les documents. Elle gardait chez elle une valise dans un placard qu’elle n’avait pas ouvert depuis… Il a fallu l’ouvrir. C’était la boîte de Pandore. Il y avait tous les documents autour de l’accident : le procès de gendarmerie, le compte rendu du tribunal, tout. C’est mon ex-compagne, Aude Mermilliod qui est restée proche de ma mère, qui a ouvert cette valise. Elle m’a envoyé des photos de ce qu’il y avait dedans. Mon frère a tout récupéré et a scanné certains documents. J’ai commencé à travailler avec ça, puis quand j’ai pu rentrer en France, j’ai tout récupéré. »

Le petit frère de Jean-Louis Tripp © Casterman

Pour les personnages, ta famille donc, comment as-tu travaillé graphiquement ?

Jean-Louis Tripp : « J’ai dessiné mon frère d’après photos. Je ne suis pas un dessinateur qui essaie de reproduire parfaitement les traits d’un visage. Ma mère n’a vraiment aucun rapport avec son dessin. Ça l’énerve d’ailleurs [rires] ! J’ai commencé à la dessiner ainsi dans « Extases », j’ai donc été obligé de continuer. »

Et techniquement, c’est la révolution ! Tu as travaillé sur iPad.

Jean-Louis Tripp : « C’est Aude Mermilliod qui m’a convaincu. En 2019, elle a acheté un iPad. Il se trouve que j’avais une affiche à dessiner et que je n’avais pas de quoi faire la couleur. Je lui ai demandé de me montrer comment fonctionnait son truc. En 10 minutes, j’ai tout compris. J’ai fait ma mutation en 2019. Quand on travaille sur un support électronique, il ne faut surtout pas que cela se voit, à mon sens. Je n’utilise pas des outils de dégradés, etc. Je dessine sur iPad de la même façon qu’avant. Je peux avoir la finesse de la plume et le trait du pinceau, et surtout je peux revenir en arrière sans aucun problème. L’erreur n’est pas sanctionnée contrairement au lavis sur papier. Sur papier, t’hésites avant de prendre des risques. Sur iPad, tu peux tout te permettre sans perdre un temps fou. Je crois que je ne retournerai pas en arrière. C’est une telle liberté. »

Le petit frère de Jean-Louis Tripp © Casterman

Dans l’album, il y a une séquence en couleur constituée de pleines pages un peu comme des flash-backs. Tu peux nous en parler ?

Jean-Louis Tripp : « Dès le début du bouquin, je savais que cette scène marquerait la fin ! J’ai demandé à ma sœur et mon frère de retourner sur les lieux de l’accident pour y planter des fleurs. Je pensais finir vraiment là dessus, mais il s’est passé quelque chose d’assez surprenant… »

Après « Le petit frère » et « Extases », qui n’est pas encore terminé (on attend d’ailleurs la suite), as-tu d’autres projets autobiographiques ?

Jean-louis Tripp : « Mon prochain album sera probablement dédié à mon père. Dans « Le petit frère », on le voit dévaster, comme ma mère. Mais avant l’accident, il était différent. C’était un personnage assez flamboyant. J’avais 18 ans quand l’accident a eu lieu. J’ai eu une enfance vraiment différente de celle que l’on peut voir dans « Le petit frère ». Je voudrais parler de tout ça. »

Le petit frère – Scénario et dessin : Jean-Louis Tripp – Pages : 344 – Prix : 28 € – Editeur : Casterman